IV. Corey Harris

Tout commence avec un certain Larry Hoffman, guitariste dans ses jeunes années pour des clubs de blues et de jazz. Aujourd’hui musicologue renommé, il s’est surtout fait connaître en tant que compositeur, en étant l’un des premiers à intégrer le blues dans la musique classique.

C’est Larry Hoffman qui découvre Corey Harris et qui le convainc de se lancer dans la musique. Autre profil atypique : diplômé d’anthropologie, il a suivi des études en linguistique qui l’ont mené au Cameroun et en France, avant de devenir enseignant en Louisiane à son retour. Il est d’ailleurs au centre du film Du Mali au Mississippi de Martin Scorsese (d’une série de sept films sur le blues qu’il a produits, j’ai déjà parlé de The Soul of a Man).

Il fait partie –tout comme Alvin Youngblood Hart– de ces musiciens qui, dans les années 90, ont réadopté la forme acoustique, jouant un blues plus proche de sa forme originelle. Ses albums sont un melting-pot culturel à eux seuls, mêlant fréquemment blues et musiques africaines traditionnelles, voire reggae. Son approche de l’art n’est pas celle d’un simple musicien, elle est avant tout celle d’un spécialiste s’attelant à diffuser des connaissances.

Corey Harris est de ces figures qui marquent avec des performances mieux qu’avec des albums. Je ne compte plus mes visionnages de Honeysuckle blues, où la musique comme le cadre en fait un moment d’apaisement unique. Et je citerai aussi simplement sa version de Pony Blues, titre phare du répertoire de Charley Patton, que vous aurez peut-être encore un peu en tête.

Mais si je voulais parler de Corey Harris, c’est avant tout pour ça : Special Rider Blues. Une reprise de Skip James… Elle est ce que je juge être le canon du blues hypnotique, avec la juste nuance de jeu apportée au motif répété tout au long des huit minutes, évoquant la douleur –la tristesse et la colère. Le personnage de la chanson apprend dans une lettre que sa fiancée est morte ; en effet le morceau dérive de Death Letter blues, fameux titre de Son House, un personnage fondamental vers qui je devrai nécessairement revenir.

Vous pouvez écouter la version de Skip James ici (1965) et ici (1931). A savoir que la version studio de Corey Harris est, selon moi, loin d’être aussi réussie que le live ci-dessous.

Un autre de ces musiciens que le blues acoustique à rappelé est Keb’Mo’. Son nom n’est maintenant plus inconnu des aficionados, suite aux quelques grammy awards qu’il a remporté (vous trouverez de nombreuses vidéos de qualité sur internet si vous souhaitez aller plus loin). Lui et Corey Harris se sont retrouvés, le temps d’une reprise d’un des blues les plus mythiques : Sweet Home Chicago. Extrait d’un autre des documentaires de la série de Martin Scorsese, celui-ci réalisé par Wim Wenders, le même dont j’avais déjà usé pour les deux vidéos de Skip James.

Publié dans Blues | Laisser un commentaire

III. Charley Patton

Voilà une des figures majeures du Delta Blues, que j’ai déjà mentionnée à quelques reprises. Charley Patton enregistre pour la première fois lors de sa session de juin 1929, découvert, tout comme Skip James, par H.C. Speir. Il a alors 38 ans, et joue déjà ses morceaux depuis près de vingt ans pour certains.

Dans cette session figure ce que les experts aiment à considérer comme son « masterpiece » : Pony Blues (dont vous avez déjà vu une version, avec Alvin Youngblood Hart). C’est aussi lors de cette session qu’il joue un autre classique, A Spoonful Blues ; sans doute une chanson à propos de la drogue, mais comme souvent, les paroles de Patton restent assez difficiles à saisir. Quoiqu’il en soit, on y découvre d’emblée toute sa maîtrise de la guitare slide. Dans Down the dirt road blues, on assiste à la complainte, où se mêlent rage et désespoir, d’un homme qui doit partir. Enfin, Shake it and Break it (but don’t let it fall, Mama), dansant à souhait, nous rappelle que cantonner Charley Patton à un rôle de bluesman serait trop réducteur : du blues au ragtime, en passant par des influences directement tirées du country, il jouait de nombreux styles différents, qui rendent son écoute d’autant plus agréable.

Il est rappelé dans les studios de Grafton en octobre 1929 ; visiblement, ses disques se vendent très bien. Il y enregistre l’un de ses titres les plus marquants, High Water Everywhere. Comme il le dit dans Devil Sent the Rain : « The good Lord send the sunshine, Devil he sent the rain », des paroles qui trouvent sans doute écho auprès des nombreux habitants du Delta qui durent quitter leurs maisons et toute leur vie à cause des catastrophiques inondations de cette année. Un morceau plein d’énergie, où Patton fait claquer sa guitare et tape du pied. Lors de cette session, il enregistre également un titre qui sera maintes et maintes fois repris par les grands noms du folk (Lonnie Donegan, Johnny Cash, Elvis Presley, Mississippi John Hurt…) : I Shall not be moved. Avec Going to move to Alabama et Henry Sims au violon, on ne peut pas ne pas penser aux Mississippi Sheiks, dont, je le rappelle, Sam, Armenter et Lonnie Chatmon, les demi-frères de Patton, faisaient partie. Cet instrument se retrouvera désormais dans de nombreux autres titres. Enfin, avec Some of these days I’ll be gone, on est une nouvelle fois à la frontière du blues, du country et du ragtime : un bel exemple du carrefour des genres que représentait Charley Patton.

La session suivante se déroule en juin 1930, où Patton n’enregistre que quatre titres à son compte –il accompagne d’autres personnes à la guitare. C’est avec Willie Brown, à la guitare également, qu’il joue donc ses quatre morceaux : notamment Some Summer Day, une reprise évidente de Sittin On Top Of The World, l’un des plus gros succès des Mississippi Sheiks.

Charley Patton attendra plus longtemps avant d’enregistrer à nouveau, en janvier 1934, à New-York City. Sa santé est au plus bas, et il est vrai que la qualité de sa musique est moindre. Lors de cette session, il reprend trois de ses premiers morceaux : Hang it on the wall (Shake it and Break it), Stone Pony Blues (Pony Blues) et High Sheriff Blues (Tom Rushen), et leurs versions originales sont indéniablement meilleures ; manque de chance pour nous, ces nouveaux enregistrements sont également d’une bien meilleure qualité (il a quitté le label Paramounts pour Vocalion). Cette session verra également quelques duos avec la femme qui partage alors sa vie, Bertha Lee, où, comme toujours lorsqu’il accompagne, il sait se faire discret, et ne pas voler la vedette –quand bien même il chante aussi.

Charley Patton meurt d’une crise cardiaque le 28 avril 1934, en laissant le souvenir à ceux qui l’on connu d’un homme de scène, jouant souvent avec la guitare entre les jambes ou derrière la tête. Il ne se fixait pas de contraintes, et a vécu dans la liberté et l’excès : aucune structure restreinte de la musique (le 12-bar blues n’existe pas pour lui), huit fois marié, une tendance plus ou moins marquée à l’alcool et à la bagarre… Sur certains de ces morceaux, comme Spoonful Blues, ou les negro spirituals Jesus Is A-Dying Bed Maker et You’re Gonna Need Somebody When You Die, il ne finissait même pas sa phrase, allant chercher la note avec son bottleneck sur sa guitare –remarquez qu’à part dans la phrase introductive, il ne prononce jamais le mot « spoonful » dans Spoonful Blues. J’ai lu qu’il « laissait son slide chanter pour lui »…

Publié dans Blues | Laisser un commentaire

II. Alvin Youngblood Hart

Taj Mahal dit de lui qu’il a le tonnerre dans ses mains. Et rien n’est plus vrai, il n’y a qu’à écouter les cordes claquer lorsqu’il joue ; sa guitare, semblant bien frêle devant sa carrure, percute les hypnotismes lancinants de sa voix. Voix que je ne me risquerai pas à décrire, tant elle est insondable. Il faut voir cet artiste en action, observer les traits de son visage se tirer lorsqu’il chante, ses larges doigts voleter avec légèreté sur le manche de sa guitare. Ce sont des abîmes sans fond qu’on entrevoit à chaque note grave et rauque, et des à-pics sublimés à chaque aiguë. Sa voix, c’est l’appel du vide.

L’influence de Skip James est presque palpable. Sa reprise d’Illinois blues est un bijou, on retient son souffle pendant quatre minutes, et l’on expire jusqu’à notre âme lorsque la dernière note retentit. Mais son talent est tout aussi criant dans sa version de Mama don’t allow, où une longue intro en mode majeur cède soudain sa place au vrai thème mineur, qu’il ne lâchera plus jusqu’à la fin. Je ne crois pas d’ailleurs qu’on pouvait rêver meilleure voix pour reprendre Bukka White.

Alvin Youngblood Hart, ça n’est pas seulement du blues traditionnel ; c’est un fantastique guitariste jusque dans ses solos de guitare électrique, qu’il exécute avec le portrait de Jimi Hendrix sur son T-shirt. Et il ne s’arrête pas là : banjo, mandoline… même un peu d’harmonica. La vieille recette guitare-voix a beau être chez lui une réussite, ses chansons n’en sont pas moins un plaisir lorsque cuivres, piano, batterie, basse l’accompagnent. Just about to go, ou le très dansant Tallacatcha, sont en cela de beaux exemples de sa formidable capacité à coller à différents types de musique. Au même titre que l’adorable Dancing with tears in my eyes.

Il reste encore à se délecter de l’ambiance des sept minutes de Countrycide (the ballad of Ed and Charlie Brown), et j’aurai cité tous les incontournables de Territory (1998), son deuxième album. Mais revenons un peu en arrière…

Il sort son premier album en 1996, Big mama’s door, dont le titre éponyme est à écouter, ne serait-ce que pour cerner toute l’aura de cet artiste hors pair : ses riffs claquants, sa voix fascinante, son blues unique à notre époque. Joe Friday est en cela dans la droite ligne du premier titre de l’album ; en plus de la puissance de son chant, l’accompagnement est une merveille à lui seul. On retrouve la même vivacité de jeu dans Gallows pole, un très ancien morceau folk : qualité de chant sans équivoque, et incontestable maîtrise de la guitare douze cordes. C’est le sulfureux Leadbelly qu’on reconnait ici, qui enregistre Gallis Pole en 1939, et qui est justement emblématique de la douze cordes.

Avec Pony blues, c’est à Charley Patton qu’Alvin rend hommage. Il le dit lui-même, il a travaillé ce titre jour et nuit pour parvenir à le jouer ; et l’effort a porté ses fruits. Je reste sans voix à chaque fois que je le regarde penché sur sa guitare, à doser merveilleusement la passion et la technique, avec suffisamment d’aisance pour maîtriser à la perfection sa voix. C’est sans doute la meilleure reprise de Patton qu’il m’ait été donné de voir.

Également deux reprises des Mississippi Sheiks dans cet album, un groupe très populaire des années 30, à l’origine de quelques grands classiques ; on y trouvait notamment Sam Chatmon, le demi-frère de Charley Patton. Dans Livin’ in a strain, la pression qu’endure le monde (« the whole world is livin’ in a strain ») se ressent jusque dans la voix d’Alvin. Couplée à l’hypnotisant ostinato de l’accompagnement, la chanson prend de vagues airs mystiques. Dans Things ‘bout comin’ my way, il reprend sa guitare douze cordes, et se laisse accompagné par un piano ; je ne peux m’empêcher d’y voir le fameux violon –instrument quelque peu atypique dans le blues– des Mississippi Sheiks. Et on finit donc comme on a commencé : avec Taj Mahal,  en duo avec Alvin sur ce titre ainsi que sur France Blues.

Je ne m’étendrai pas sur les trois albums restant ; plus électriques, ils ne renferment pas pour autant moins de puissance. Peut-être même qu’au contraire, le son prenant de l’ampleur, ils plairont d’autant plus à certains. Surtout, ils s’aventurent avec brio dans un folklore musical américain plus large que le seul blues.

Quoiqu’il en soit, Alvin Youngblood Hart est une perle comme on en voit de plus en plus rarement : un grand talent instrumental et vocal, une qualité de réinterprétation notable (ce qui est loin d’être négligeable dans le blues et le jazz), et surtout une capacité à créer, que j’avais longtemps cru perdue par le rural blues moderne.

« If blues was money, I sure be a millionaire » ; ça en dit long sur sa façon de vivre cette musique…

Publié dans Blues | Laisser un commentaire

I. Skip James

Un arpège tricotant et une voix perchant les notes loin au-dessus de nos têtes. Même s’il n’a jamais caché son mépris envers ces petits rockeurs gâtés des années 60 qui prétendaient refaire vivre le blues, eux n’ont jamais renié l’héritage et leur fascination pour ce style unique. On n’oublie pas la première fois que l’on entend Skip James.

 

Hard Time Killin’ Floor Blues, 1931 :

Nehemiah Curtis « Skip » James enregistre ce titre à Grafton, Wisconsin, lors de la désormais mythique session de février 1931. Mais la genèse de cette légende remonte à 1909, lorsque le jeune Nehemiah, alors âgé de sept ans, voit un violoniste local, Green McCloud, accompagné de deux guitaristes, Henri Stuckey et Rich Griffiths, jouer Drunken Spree –un titre qu’il reprendra lors de cette session. En 1912, sa mère (son père, contrebandier, a quitté sa famille en 1907) lui achète sa première guitare, et Stuckey lui enseigne les rudiments. En 1917, après une enfance dans les champs de coton, il commence à apprendre le piano, et part travailler deux années plus tard, à l’âge de 17 ans. Il fait pour ainsi dire le tour du delta du Mississippi –il ne restait jamais longtemps au même endroit, d’où son surnom, « skippy »– où il rencontre d’autres futures légendes du blues : Tommy Johnson, dont le falsetto a sans doute influencé son chant haut perché, et Charley Patton, dont la grande maîtrise de la guitare n’a certainement pas laissé indifférent Nehemiah, qui jouait à l’époque pour quelques pourboires. En 1921, il déménage pour profiter d’un meilleur emploi dans une scierie. Il se lie alors d’amitié avec Will Crabtree, excellent musicien et personnage dissolut, qui influencera très largement son jeu au piano.

De retour à Bentonia, le lieu où Skip a grandi, il développe avec Jack Owens et Henri Stuckey le « Bentonia style ». Stuckey, pendant la guerre, a appris à accorder sa guitare en Open E minor, c’est-à-dire en un accord de mi mineur, avec des soldats noirs qu’il pense être des Bahamas. Cet accordage (souvent descendu d’un ton en ré), additionné au très rapide picking de Skip, aboutit à un son unique.

En 1930, il décide, poussé par quelques amis, de passer une audition chez H.C. Speir, déjà découvreur de nombreux bluesmen de renom. Il décroche –aisément– un contrat de deux ans, et enregistre donc, l’année suivante, dix-huit des titres les plus marquants de l’histoire du Delta Blues. Dont Hard Time Killin’ Floor.

Derrière le lyrisme que revêt tout blues, ce qu’on découvre ici n’est non plus seulement la détresse d’un homme, mais la misère d’une époque –la Grande Dépression–, la souffrance des plus démunis, qui bien souvent se réduisaient aux travailleurs noirs des champs de coton. Pour comprendre au mieux, il faut voir l’extrait du film The Soul of a Man, de Wim Wenders, où ce morceau est réellement sublimé, superposé à un discours poignant.

D’une manière générale, Hard Time Killin’ Floor me semble être assez représentatif de la profondeur de la musique de Skip James. Peut-être n’est-il pas facile d’écouter ses vieux enregistrements, pas toujours très bien conservés, mais passés les premiers a priori, on comprend bien vite ce qui fait de Skip James la légende qu’il est devenu. Sa voix de fausset, atypique, y participe certainement. Son jeu de guitare et son accordage également. Tout comme son jeu de piano, saccadé, insaisissable. Mais peut-être faut-il écouter au-delà, et s’imaginer : ses doigts, voler d’une corde à une autre ; ses yeux fixes ; son cœur, transpirant à chaque note.

 

Hard Time Killing Floor Blues, 1965 :

Nous avions laissé Skippy dans les studios d’enregistrement d’H.C. Speir, qu’il quitte heureux, mais sans un sou. Malheureusement, le spectre de la grande dépression a tôt fait de faire déchanter notre bluesman, qui ne parvient pas réellement à vendre -et les studios Paramount où il avait enregistré font finalement faillite en 1935. Il retrouve alors son père au Texas, devenu pasteur, et le supporte en participant à un petit groupe de gospel dans son église. Lui-même devient pasteur, et se fait lentement oublier…

Et c’est là le plus intéressant : Skippy disparaît pendant près de trente ans, alors même que les rangs des connaisseurs s’échangeant ses disques grossissent d’année en année.

Il est redécouvert en 1964, avec le blues revival, et participe l’année même au Newport Folk Festival aux côtés de Mississippi John Hurt. Pour ainsi dire à son insu, le nom de Skip James était devenu une légende. Et sa renaissance musicale, dans les sixties, lui permettra d’asseoir cette réputation. Mais Nehemiah avait alors vieilli, et la fin de sa vie fut marquée par sa lutte contre le cancer (la reprise de I’m so glad par Cream paiera son séjour à l’hôpital, lui laissant un sursis de quelques années). Sur ses derniers enregistrements live, on l’entend régulièrement tousser, l’obligeant parfois à arrêter de jouer.

Il est également présent au Newport Folk Festival de 1967, où il est filmé pour quelques titres, parmi lesquels sa magnifique Crow Jane. Je crois que de manière générale, on peut dire que son style a peu bougé. Mais surtout, la profondeur déconcertante de sa musique est toujours aussi présente ; et rien ne qualifie mieux Skip James que l’adjectif « profond »…

Dans les cinq dernières années de sa vie, il réenregistre donc ses titres de 1931, où l’on retrouve évidemment Hard Time Killin’ Floor ou d’autres grands classiques comme Devil got my Woman; il en compose également de nouveaux : Crow Jane donc, mais aussi Washington D.C. Hospital Center Blues, beau récit de son séjour à l’hôpital. Il laisse ainsi finalement une œuvre bien plus conséquente que ce qu’elle aurait été sans sa redécouverte. Il meurt en 1969, avec enfin la reconnaissance tant méritée…

 

Publié dans Blues | Laisser un commentaire

Introduction

La musique n’a pas toujours été un terrain pour la pure recherche artistique, ou un objet simplement commercial. Elle fut aussi populaire, au sens premier du terme, un exutoire essentiel à ceux qui n’avaient rien d’autre. Et c’est paradoxalement là, où la musique ne peut se permettre davantage que le dénuement, que l’art s’épanouit et s’éternise. Dans sa forme la plus nue, lorsque même l’instrument et le chant tombent les masques, l’espace est toujours plein, et résonne de la seule chose qui importe encore.

Le blues trouve sa source dans le terreau sudiste post-esclavagiste des États-Unis : ségrégation, misère, exploitation… Il permet aux Noirs de prendre une parole qu’on leur refuse ; il suffit parfois, lorsque vous entendez « My baby treats me so unkind », de remplacer « my baby » par « mon patron blanc, grand propriétaire terrien », et vous serez sans doute plus près de ce qu’entendaient, entre eux, les travailleurs des champs de coton…

Il est avant tout primordial, si l’on veut comprendre aussi bien la voie artistique que la voix populaire que représente le blues, de ne pas simplement l’aborder comme un courant musical. Il n’était pas l’emblème d’une génération, n’avait donné lieu à aucun hit planétaire, n’enthousiasmait aucun grand critique ou musicologue. Il rassemblait des opprimés ; et peut-être au-delà de les rassembler, parlait à chacun d’eux, personnellement, avec encore bien plus d’acuité. Dans un certain cadre racial et social, les musiques noires étaient davantage une lumière nécessaire qu’un simple goût artistique.

Le blues est à la confluence de nombreuses traditions musicales, émergeant d’une certaine cohabitation sociale forcée dans la vallée du Mississippi, dès le XVIIe siècle, suite à l’installation de plantations. Surtout esclaves africains, mais aussi Indiens natifs, colons britanniques, français, espagnols… Ces cultures ce sont confrontées, pour laisser une empreinte plus ou moins marquée sur le blues que l’on connaît. Le bluesman ne s’arrête plus aux folk-songs, largement puisées dans la tradition anglo-irlandaise, puis américanisés, qui racontaient les exploits d’héros mythiques auxquels les Noirs pouvaient s’identifier (on trouve encore souvent des allusions à John Henry, comme chez Mississippi John Hurt) ; il dit « je », raconte son histoire, devient le porte-parole du vague à l’âme de sa communauté.

Le blues est probablement né à l’extrême fin du XIXe siècle dans la région dite du Delta, entre Mississippi et rivière Yazoo, au Sud de Memphis. Mais il n’a été enregistré qu’en 1920, date où il était déjà devenu très populaire parmi les Noirs du Sud, se répandant déjà au-delà de son aire d’origine. C’est sur ce rural blues qu’il faut s’arrêter, si l’on veut comprendre tout ce qui se joue dans cette musique étrangement intemporelle.

Le but de cette présentation, au fil des articles, sera d’introduire tout un chacun au blues, dans sa forme la plus authentique, aussi bien à travers les artistes qui l’ont forgé que ceux qui le perpétuent. De faire découvrir des noms ou des albums, qui laissent entrevoir toute la force du genre, avec la transcendance et l’empathie comme dialogue. Et de révéler l’argument éminemment social qui l’habite, et qui en fait cette musique du présent, bien plus actuelle qu’on le croit parfois.

Remarque technique : les vidéos ponctuant les articles correspondent le plus souvent à des versions live ou altérées, mais présentant un intérêt, aussi bien pour saisir l’artiste que pour rendre la lecture plus vivante. En revanche, elle ne correspondent donc pas aux versions studios, qui sont bien sûr indispensables et pour leur part accessibles en cliquant sur les liens hypertextes de certains titres cités dans les articles. Ces versions sont donc en général statiques, c’est-à-dire qu’il n’y a qu’un fichier audio.

Publié dans Blues | Laisser un commentaire