II. Alvin Youngblood Hart

Taj Mahal dit de lui qu’il a le tonnerre dans ses mains. Et rien n’est plus vrai, il n’y a qu’à écouter les cordes claquer lorsqu’il joue ; sa guitare, semblant bien frêle devant sa carrure, percute les hypnotismes lancinants de sa voix. Voix que je ne me risquerai pas à décrire, tant elle est insondable. Il faut voir cet artiste en action, observer les traits de son visage se tirer lorsqu’il chante, ses larges doigts voleter avec légèreté sur le manche de sa guitare. Ce sont des abîmes sans fond qu’on entrevoit à chaque note grave et rauque, et des à-pics sublimés à chaque aiguë. Sa voix, c’est l’appel du vide.

L’influence de Skip James est presque palpable. Sa reprise d’Illinois blues est un bijou, on retient son souffle pendant quatre minutes, et l’on expire jusqu’à notre âme lorsque la dernière note retentit. Mais son talent est tout aussi criant dans sa version de Mama don’t allow, où une longue intro en mode majeur cède soudain sa place au vrai thème mineur, qu’il ne lâchera plus jusqu’à la fin. Je ne crois pas d’ailleurs qu’on pouvait rêver meilleure voix pour reprendre Bukka White.

Alvin Youngblood Hart, ça n’est pas seulement du blues traditionnel ; c’est un fantastique guitariste jusque dans ses solos de guitare électrique, qu’il exécute avec le portrait de Jimi Hendrix sur son T-shirt. Et il ne s’arrête pas là : banjo, mandoline… même un peu d’harmonica. La vieille recette guitare-voix a beau être chez lui une réussite, ses chansons n’en sont pas moins un plaisir lorsque cuivres, piano, batterie, basse l’accompagnent. Just about to go, ou le très dansant Tallacatcha, sont en cela de beaux exemples de sa formidable capacité à coller à différents types de musique. Au même titre que l’adorable Dancing with tears in my eyes.

Il reste encore à se délecter de l’ambiance des sept minutes de Countrycide (the ballad of Ed and Charlie Brown), et j’aurai cité tous les incontournables de Territory (1998), son deuxième album. Mais revenons un peu en arrière…

Il sort son premier album en 1996, Big mama’s door, dont le titre éponyme est à écouter, ne serait-ce que pour cerner toute l’aura de cet artiste hors pair : ses riffs claquants, sa voix fascinante, son blues unique à notre époque. Joe Friday est en cela dans la droite ligne du premier titre de l’album ; en plus de la puissance de son chant, l’accompagnement est une merveille à lui seul. On retrouve la même vivacité de jeu dans Gallows pole, un très ancien morceau folk : qualité de chant sans équivoque, et incontestable maîtrise de la guitare douze cordes. C’est le sulfureux Leadbelly qu’on reconnait ici, qui enregistre Gallis Pole en 1939, et qui est justement emblématique de la douze cordes.

Avec Pony blues, c’est à Charley Patton qu’Alvin rend hommage. Il le dit lui-même, il a travaillé ce titre jour et nuit pour parvenir à le jouer ; et l’effort a porté ses fruits. Je reste sans voix à chaque fois que je le regarde penché sur sa guitare, à doser merveilleusement la passion et la technique, avec suffisamment d’aisance pour maîtriser à la perfection sa voix. C’est sans doute la meilleure reprise de Patton qu’il m’ait été donné de voir.

Également deux reprises des Mississippi Sheiks dans cet album, un groupe très populaire des années 30, à l’origine de quelques grands classiques ; on y trouvait notamment Sam Chatmon, le demi-frère de Charley Patton. Dans Livin’ in a strain, la pression qu’endure le monde (« the whole world is livin’ in a strain ») se ressent jusque dans la voix d’Alvin. Couplée à l’hypnotisant ostinato de l’accompagnement, la chanson prend de vagues airs mystiques. Dans Things ‘bout comin’ my way, il reprend sa guitare douze cordes, et se laisse accompagné par un piano ; je ne peux m’empêcher d’y voir le fameux violon –instrument quelque peu atypique dans le blues– des Mississippi Sheiks. Et on finit donc comme on a commencé : avec Taj Mahal,  en duo avec Alvin sur ce titre ainsi que sur France Blues.

Je ne m’étendrai pas sur les trois albums restant ; plus électriques, ils ne renferment pas pour autant moins de puissance. Peut-être même qu’au contraire, le son prenant de l’ampleur, ils plairont d’autant plus à certains. Surtout, ils s’aventurent avec brio dans un folklore musical américain plus large que le seul blues.

Quoiqu’il en soit, Alvin Youngblood Hart est une perle comme on en voit de plus en plus rarement : un grand talent instrumental et vocal, une qualité de réinterprétation notable (ce qui est loin d’être négligeable dans le blues et le jazz), et surtout une capacité à créer, que j’avais longtemps cru perdue par le rural blues moderne.

« If blues was money, I sure be a millionaire » ; ça en dit long sur sa façon de vivre cette musique…

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