I. Skip James

Un arpège tricotant et une voix perchant les notes loin au-dessus de nos têtes. Même s’il n’a jamais caché son mépris envers ces petits rockeurs gâtés des années 60 qui prétendaient refaire vivre le blues, eux n’ont jamais renié l’héritage et leur fascination pour ce style unique. On n’oublie pas la première fois que l’on entend Skip James.

 

Hard Time Killin’ Floor Blues, 1931 :

Nehemiah Curtis « Skip » James enregistre ce titre à Grafton, Wisconsin, lors de la désormais mythique session de février 1931. Mais la genèse de cette légende remonte à 1909, lorsque le jeune Nehemiah, alors âgé de sept ans, voit un violoniste local, Green McCloud, accompagné de deux guitaristes, Henri Stuckey et Rich Griffiths, jouer Drunken Spree –un titre qu’il reprendra lors de cette session. En 1912, sa mère (son père, contrebandier, a quitté sa famille en 1907) lui achète sa première guitare, et Stuckey lui enseigne les rudiments. En 1917, après une enfance dans les champs de coton, il commence à apprendre le piano, et part travailler deux années plus tard, à l’âge de 17 ans. Il fait pour ainsi dire le tour du delta du Mississippi –il ne restait jamais longtemps au même endroit, d’où son surnom, « skippy »– où il rencontre d’autres futures légendes du blues : Tommy Johnson, dont le falsetto a sans doute influencé son chant haut perché, et Charley Patton, dont la grande maîtrise de la guitare n’a certainement pas laissé indifférent Nehemiah, qui jouait à l’époque pour quelques pourboires. En 1921, il déménage pour profiter d’un meilleur emploi dans une scierie. Il se lie alors d’amitié avec Will Crabtree, excellent musicien et personnage dissolut, qui influencera très largement son jeu au piano.

De retour à Bentonia, le lieu où Skip a grandi, il développe avec Jack Owens et Henri Stuckey le « Bentonia style ». Stuckey, pendant la guerre, a appris à accorder sa guitare en Open E minor, c’est-à-dire en un accord de mi mineur, avec des soldats noirs qu’il pense être des Bahamas. Cet accordage (souvent descendu d’un ton en ré), additionné au très rapide picking de Skip, aboutit à un son unique.

En 1930, il décide, poussé par quelques amis, de passer une audition chez H.C. Speir, déjà découvreur de nombreux bluesmen de renom. Il décroche –aisément– un contrat de deux ans, et enregistre donc, l’année suivante, dix-huit des titres les plus marquants de l’histoire du Delta Blues. Dont Hard Time Killin’ Floor.

Derrière le lyrisme que revêt tout blues, ce qu’on découvre ici n’est non plus seulement la détresse d’un homme, mais la misère d’une époque –la Grande Dépression–, la souffrance des plus démunis, qui bien souvent se réduisaient aux travailleurs noirs des champs de coton. Pour comprendre au mieux, il faut voir l’extrait du film The Soul of a Man, de Wim Wenders, où ce morceau est réellement sublimé, superposé à un discours poignant.

D’une manière générale, Hard Time Killin’ Floor me semble être assez représentatif de la profondeur de la musique de Skip James. Peut-être n’est-il pas facile d’écouter ses vieux enregistrements, pas toujours très bien conservés, mais passés les premiers a priori, on comprend bien vite ce qui fait de Skip James la légende qu’il est devenu. Sa voix de fausset, atypique, y participe certainement. Son jeu de guitare et son accordage également. Tout comme son jeu de piano, saccadé, insaisissable. Mais peut-être faut-il écouter au-delà, et s’imaginer : ses doigts, voler d’une corde à une autre ; ses yeux fixes ; son cœur, transpirant à chaque note.

 

Hard Time Killing Floor Blues, 1965 :

Nous avions laissé Skippy dans les studios d’enregistrement d’H.C. Speir, qu’il quitte heureux, mais sans un sou. Malheureusement, le spectre de la grande dépression a tôt fait de faire déchanter notre bluesman, qui ne parvient pas réellement à vendre -et les studios Paramount où il avait enregistré font finalement faillite en 1935. Il retrouve alors son père au Texas, devenu pasteur, et le supporte en participant à un petit groupe de gospel dans son église. Lui-même devient pasteur, et se fait lentement oublier…

Et c’est là le plus intéressant : Skippy disparaît pendant près de trente ans, alors même que les rangs des connaisseurs s’échangeant ses disques grossissent d’année en année.

Il est redécouvert en 1964, avec le blues revival, et participe l’année même au Newport Folk Festival aux côtés de Mississippi John Hurt. Pour ainsi dire à son insu, le nom de Skip James était devenu une légende. Et sa renaissance musicale, dans les sixties, lui permettra d’asseoir cette réputation. Mais Nehemiah avait alors vieilli, et la fin de sa vie fut marquée par sa lutte contre le cancer (la reprise de I’m so glad par Cream paiera son séjour à l’hôpital, lui laissant un sursis de quelques années). Sur ses derniers enregistrements live, on l’entend régulièrement tousser, l’obligeant parfois à arrêter de jouer.

Il est également présent au Newport Folk Festival de 1967, où il est filmé pour quelques titres, parmi lesquels sa magnifique Crow Jane. Je crois que de manière générale, on peut dire que son style a peu bougé. Mais surtout, la profondeur déconcertante de sa musique est toujours aussi présente ; et rien ne qualifie mieux Skip James que l’adjectif « profond »…

Dans les cinq dernières années de sa vie, il réenregistre donc ses titres de 1931, où l’on retrouve évidemment Hard Time Killin’ Floor ou d’autres grands classiques comme Devil got my Woman; il en compose également de nouveaux : Crow Jane donc, mais aussi Washington D.C. Hospital Center Blues, beau récit de son séjour à l’hôpital. Il laisse ainsi finalement une œuvre bien plus conséquente que ce qu’elle aurait été sans sa redécouverte. Il meurt en 1969, avec enfin la reconnaissance tant méritée…

 

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