Gradations

Version diffusable : Gradations en musique

Vivez intensément ! Voilà un bon conseil. Parce que l’intensité est la clef de voûte d’une existence intègre et cohésive. C’est elle qui permet d’embrasser l’ampleur des bons moments, c’est elle qui donne un sens aux mauvais. Tout ça s’agence dans une jolie mixture sinusoïdale, où la hauteur des pics doit tout à la profondeur des crevasses.

En musique, la gradation est un peu ce qui permet à l’intensité de s’installer. Ou même, pour aller plus loin, elle est l’intensité, car c’est le mouvement d’une base plane à un paroxysme déchaîné qui charge l’intensité finale de la sensation qu’on y cherche, de l’émotion qui se déverse plus fort dans nos veines que si l’on avait été mis dès le départ devant le même tableau.

C’est intéressant dans le sens où la structure n’est pas nécessairement l’élément central : dans un contexte minimaliste par exemple, on peut jouer sur les nuances de jeu et la formation, sans toucher au motif de base. On donne du relief, sans toucher à la couleur. A l’inverse, on peut mettre tout le travail structural au service d’un crescendo, de telle sorte que la montée en puissance (en terme de volume, de nuance) se confonde et même passe inaperçue devant l’élévation due à la progression harmonique. On se réveille d’un coup, les baffles à pleins poumons, sans avoir senti l’évolution.

Je reste incertain quant à la finalité du processus : ce pourrait être le mouvement pour le mouvement, ce qui ne serait pas pour me déplaire. Et en effet, on peut remarquer une quasi constance dans tout morceau entièrement dédié à une gradation, c’est qu’il finit en général sur le pianissimo de départ ; et les exceptions se font rare (mais tout de même : Starless, Eclipse, Feel the Benefit).

Ce qui reste sûr, c’est qu’il y a mille et une manières de développer et d’orchestrer une gradation. Parce que les longs textes théoriques ça va deux minutes, voilà un petit approfondissement en musique, avec dix exemples à picorer.

 

Exit Music (for a film) – Radiohead

Un parfait exemple pour introduire l’idée, puisqu’on retrouve dans ce morceau une longue gradation, qui bien qu’elle se développe tout du long, ne s’y développe pas toujours à la même vitesse. Autrement dit, on grimpe doucement la plupart du temps, puis on atteint un point de rupture où tout va très vite basculer vers le climax, extatique, à pleine puissance. On notera aussi que la progression harmonique (d’après une suite de Chopin) est savamment utilisée pour la mise en place du crescendo.

Funny Time of Year – Beth Gibbons & Rustin man

Un exemple où la voix (Beth Gibbons est la chanteuse de Portishead) et l’instrumentation peuvent être mis en parallèle, tant les deux suivent leurs propres marques pour atteindre le plafond. La gradation est relativement sensible, mais tout de même : on part d’un guitare-voix grisonnant à un fortissimo où s’enchâssent orgues soufflant à pleines dents, cris à gorge déployée, et sons électros vrombissants. Ici la retombée n’est pas cyclique : avant le redoux du point final, la montée en puissance de chaque cycle devient le socle du suivant.

Dirge – Death in Vegas

Les premières marches de la gradation sont visibles, pas même masquées. Une nouvelle ligne mélodique à la voix, l’entrée un peu bourrin d’un beat, un thème à la basse accompagné d’un claquement de mains à chaque nouveau cycle, un vibrato électronique, une deuxième guitare plus grasse, jusqu’à l’entrée de la batterie. A partir de ce moment-là, la musique a gagné son unité, et les nouvelles entrées continuent de se succéder, les nouveaux sons continuent d’interpeller nos oreilles, mais ils font partie d’un magma sonore qui enfle dans sa globalité ; on finit par percevoir davantage les mouvements d’ampleur du son que les nuances qu’enfantent les pistes instrumentales elles-mêmes.

Cancel – Venetian Snares

Comme souvent chez Venetian Snares, dès le départ la tension est palpable ; on sait qu’il veut nous emmener quelque part, mais on ne sait jamais vraiment à quel moment on va partir. La gradation ici est méthodique, comme toujours chez Aaron Funk, et s’axe autour de ce qu’on pourrait décrire comme la technique « j’avance de deux pas, je recule d’un pas ». Il juxtapose plusieurs mini crescendos qui toujours se résolvent en un passage plus calme ; on peut isoler trois de ces mouvements (et d’innombrables plus petits, tant sa musique est mouvante), qui à chaque fois touchent un climax plus haut et rechignent à complètement redescendre. On termine ainsi à pleine puissance, sans qu’on en prenne toute la mesure –enfin, ça reste Venetian Snares…

Hunted by a freak – Mogwai

La gradation est un peu la marque de fabrique de Mogwai. Toute leur musique s’emploie à créer ces atmosphères électriques qui enflent dans la durée et se dégonflent subitement. Sur ce morceau, les riffs de guitare coulent vers un même aval avec une voix transformée aux allures ruisselantes et une batterie qui prend très tôt la force d’un torrent, poussant tous les autres éléments vers l’embouchure, où tout le monde se serre, crie, panique, avant le calme plat de l’océan.

Starless – King Crimson

La structure de Starless est toute entière tournée vers la mise en scène d’une fantastique gradation, mais dont le but n’est pas simplement d’enfler et de jouer fort à la fin. Le morceau commence sur la mélodie thème, avec plusieurs couplets, qui s’éteint au bout de 4:25 min pour ne laisser qu’un riff de basse un peu seul en premier plan. A partir de là, la véritable gradation se met en place, et n’aura de cesse de se construire ; mais cette gradation n’est pas simplement pour la beauté du geste, elle a une finalité qui rend son paroxysme encore plus grandiose qu’il l’aurait été sans cela : le retour au magnifique thème de départ. La dernière minute est purement et simplement soufflante. Et c’est ce qui fait la force de Starless : on sent très tôt que tout ça va quelque part, qu’on ne sera pas délaissé sur un sommet puissant mais inconnu. Vous noterez par ailleurs qu’on ne subit pas non plus le retour au calme final unanimement adopté par la plupart des gradations.

Free Will and Testament (BBC Session) – Robert Wyatt

Ici, la force du crescendo se puise aussi bien dans la grande maîtrise des musiciens que dans le thème chanté par Wyatt, qui dans sa structure même se prête admirablement à une montée en puissance par paliers successifs. L’intensité est conservée tout au long d’un cycle, mais elle augmente à chaque cycle suivant. Je vous l’accorde, la forme n’a rien d’originale ici, mais quand c’est si bien fait, ça mérite quand même d’être cité. De plus, on notera que la gradation touche aussi le texte, qui a son importance dans le frisson que procurent les derniers couplets.

Satyagraha, Act I Scene I, The Kuru Field of Justice – Philip Glass

Chez Philip Glass, la musique devient sculpture : il taille la pierre pour parvenir à la forme désirée -c’est le processus soustractif- ou modèle pour faire émerger ladite forme -c’est le processus additif. La gradation dans une œuvre comme celle-ci est époustouflante. La musique répétitive de Glass constitue un piège pour nos oreilles, qui ne s’aperçoivent pas des petites modifications apportées au thème, et qui se laissent pourtant surprendre à un moment ou un autre de retrouver celui-ci, grossit, enrichit, tutti.

Says – Nils Frahm

Le minimalisme ne s’arrête pas aux frontières de la musique savante. Bien qu’excellent pianiste, c’est à travers la musique électronique que le talent de Nils Frahm explose. Ici le calme de départ dure presque la moitié du morceau, mais quand les choses commencent à enfler, tout s’enflamme très vite ; quand on tend l’oreille un instant, le son prend des tournures étranges, coupées et distordues, mais tout s’agence avec une telle fluidité que la chute n’en est que plus brutale.

Eclipse – Pink Floyd

Eclipse a la particularité d’entamer une gradation à un niveau d’intensité déjà haut dès le départ. Une entreprise dont le concept lui-même est a priori intéressant, mais qui prend tout son sens dans le contexte ahurissant de Dark Side of the Moon. Car Eclipse n’est pas simplement le téméraire crescendo qu’il s’emploie à formuler, c’est à une échelle plus grande le paroxysme d’une gradation qui a suivit son cours tout au long de l’album. Avec ses hauts, ses bas, mais qui vient tout de même mourir à son embouchure, sur un ultime « and the sun is eclipsed by the moon », s’éteignant dans les battements de cœur ouverts sur Speak to Me. La gradation n’est pas qu’une ligne droite et rectiligne du pianissimo vers le fortissimo, elle se peuple également de redescentes indispensables qui donneront d’autant plus de force au prochain climax, chargé de son passé.

 

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3 Responses to Gradations

  1. Alexandre dit :

    Très sympa Nils Frahm ;-)

  2. Alexandre dit :

    Cool ! Super article, je commence à peine à écouter les nombreux exemples, ton commentaire de Starless, King Crimson m’a fait pensé à la gradation de Stairway to Heaven de Led Zeppelin, plus classique et linéaire allant du calme au forte, et qui effectivement termine sur quelques secondes de retour au calme. Ou alors à la sacré transition de phase dans A Day in the Life des Beatles, où au terme d’une gradation un peu folle, toute l’intensité musicale se trouve condensé dans une simple et calme pulsation avant que le chanteur reprenne…! Sans oublié l’extraordinaire point final en mi majeur illustrant bien l’idée repos après une gradation.
    C’est chouette d’avoir une brassée d’exemples commentés sous la main ;-)

    • Vincent dit :

      A Day in the Life est particulièrement intéressant, c’est davantage un collage entre deux morceaux, mais la montée orchestrale est extraordinaire. Déjà leur producteur ne voulait pas réserver un orchestre entier juste pour ça, du coup ils en ont fait venir une moitié qu’ils ont doublé en post-prod. Mais leur direction était assez amusante aussi, et en gros ils ont juste demandé aux musiciens de jouer de leur note la plus basse à la plus haute sur leur instrument -ce qui manque un peu de rigueur pour un musicien classique. Et perché au bout de ce tunnel chromatique, le plus long Mi majeur de l’histoire du rock ; tous les pianos des studios Emi réunis. Sacré point final effectivement.
      Stairway to Heaven est un bon exemple aussi.

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