VI. James Blood Ulmer

James Blood Ulmer est de ces musiciens dont la créativité ne connaît pas de déclin. Dès le début de sa carrière, en 1971, il rejoint la troupe d’Ornette Coleman, père du free jazz. Il est alors le premier guitariste électrique à enregistrer et tourner avec Coleman, et reste encore aujourd’hui une référence. Son jeu, unique, est très empreint des influences free glanées à ses débuts, et perpétrées durant toute sa carrière solo. Mais le décrire serait ardu, et je ne m’y risquerai pas. Si ses premiers albums ne s’écartent pas de cette voie jazz, il ne tarde pas à rappeler que sa musique est un carrefour : « funk is the teacher, blues is the preacher ». Et depuis les années 2000, le voilà embarqué dans une période blues, qui en fait un passage obligé de cette rétrospective…

En 2005 sort donc Birthright, un album acoustique qui, si l’on s’arrête à cette caractéristique, en fait un retour simple et épuré au rural blues de ses racines ; ce qui n’est évidemment pas complètement faux. Retour au rural blues, oui sûrement, mais retour aux racines ? Non ! Il les déterre, les hachette menu, les recolle à l’envers, en replante une moitié sous ses pieds, brûle l’autre et mange les cendres. Et tout ça sans froisser l’oreille.

Certains, plus aventureux que moi, se sont risqués à décrire son jeu : déchiqueté, cinglant. Et sa voix : rappeuse mais expressive. Un petit avant-goût, avec un grand classique d’Ulmer, Are You Glad to be in America, ici dans une version récente et acoustique également.

Birthright n’est finalement qu’un album au blues trituré, marié à un jazz fulgurant et un folk apaisant ; une volonté d’assouvir une tendance musicale naturelle sans cesser de la modeler vers un son complexe d’avant-garde. Take my music back to the church, ouverture de l’album, est un peu l’image de ce mouvement antagoniste, retour en arrière allant de l’avant : retrouver la dimension sacrée initiale d’une musique qui, en explosant, a éparpillé ses fondations. On retrouve la même passion, évoquant un peu Son House, dans The Evil One ; pas un hasard, tant le thème biblique donne l’impression d’un sermon.

Geechee Joe, avec d’autres titres comme Where did all the Girls come from ou White Man’s Jail, est une approche apaisée de ce blues revigoré et tortueux, toujours soutenu par cette guitare saccadée, tantôt suivant la voix, tantôt sautante dans son coin. Pour ceux intéressés, une version live de Where did all the girls come from, proche de celle de l’album.

I ain’t superstitious, au milieu des dix titres tout droit sortis de la discographie d’Ulmer, est un des deux morceaux tirés du répertoire blues classique. Avec talent, il revigore ce vieux Willie Dixon, rendu célèbre en 1961 par Howlin’ Wolf. Mais pas de concession, même avec les standards : la différence avec ses propres compositions est invisible, tant il remodèle ce qu’il joue à son image.

Deux instrumentaux sont présents sur l’album, High Yellow et Love Dance Rag, tous deux de parfaites illustrations de ce qu’Ulmer a tiré d’Ornette Coleman et de sa théorie harmolodique : la musique peut se créer à la vitesse de la pensée. C. Micheal Bailey, critique sur allaboutjazz.com, les décrit comme « un chaos mélodique se résolvant de lui-même par magie en une musique cohérente ». Cette influence vraiment évidente dans ces deux morceaux est en réalité sous-jacente à chaque piste de l’album, de manière plus ou moins directe ; et connaître l’adhérence d’Ulmer à cette théorie harmolodique éclaire d’autant son style inimitable. Il aurait comme opéré un glissement du free jazz vers le « free blues »…

Enfin, à mon sens la perle de cet album est la reprise de Sittin’ on Top of the World -standard des Mississippi Sheiks, dont on retrouve notamment la mélodie chez Robert Johnson avec Come on in my Kitchen. La version d’Ulmer, magnifique, parvient à donner à la fois l’impression d’un sacré solennel et d’une sérénité planante ; à tous les égards, la plus atypique des innombrables reprises existantes. Pour le plaisir des oreilles, une version live -sensiblement différente- avec la violoniste Alison Krauss.

Ulmer était à la Filature, à Mulhouse, le 30 novembre dernier. Le concert, donné avec le saxophoniste de jazz David Murray et son octet, était en l’honneur de Lawrence D. « Butch » Morris, mort en début d’année, et qui était un jazzman connu pour avoir inventé la conduction, terme emprunté à la physique, un type de free jazz structuré par lequel il dirigeait des ensembles d’improvisation. L’exploration musicale semble être comme une seconde nature pour James Blood Ulmer…

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