V. Robert Johnson

« You want to know how good the blues can get ? Well this is it. » Parmi la liste sans fin des musiciens admirant Robert Johnson, ces quelques mots de Keith Richards (guitariste des Rolling Stones) sont des plus fameux. Johnson fait partie de ces légendes qui, discrètement, portent sur leurs épaules oubliées un très large pan de ce qui se fait aujourd’hui. Son ombre sur la musique moderne est invisible et pourtant de premier plan : peu connu de ceux qui écoutent, mais considéré comme un joyau par ceux qui jouent. Eric Clapton, qui a sortit deux albums entiers de reprises de Johnson, est peut-être à ce titre son plus fervent défenseur : « I have never found anything more deeply soulful than Robert Johnson ».

Mais la légende qu’il incarne ne se base pas uniquement, bien qu’elle pourrait, sur ce qu’il nous est parvenu de sa musique. Son histoire, entre mythe et génie, y est pour beaucoup. Enfant, il était connu pour être un excellent harmoniciste ; mais lorsqu’un soir, il emprunte la guitare de Son House (immense figure du Delta Blues), ce dernier ne mâche pas ses mots : « lâche-ça Robert, tu rends les gens fous, tu es incapable de jouer quoi que ce soit ». Peu de temps après, il déménage pour une ville non loin d’Hazlehurst, son lieu de naissance, possiblement pour retrouver la trace de son vrai père qu’il n’a jamais connu. Là il perfectionne le style de Son House et en intègre de nouveaux, notamment celui d’un dénommé Ike Zinnerman, qui se souvient de lui comme d’un mari qui laissait sa femme seule des week-end entiers pour apprendre la guitare et le blues -il finira d’ailleurs par l’abandonner. Lorsqu’il rentre quelques années plus tard, ceux qui l’avaient vu jouer la première fois n’en croient pas leurs yeux.

Robert Johnson, malgré sa condition de noir pauvre né dans les champs de coton, n’est pas un fermier -ce qui déçoit passablement son beau-père. Après que sa première femme soit morte en couche -c’était avant de rencontrer Son House-, et une fois son statut de bluesman établit, il décide de devenir un musicien itinérant. Il passe régulièrement par de grandes villes comme Memphis et Tennesse ainsi que par nombre de plus petites villes du Mississippi et de l’état voisin, l’Arkansas ; il ne se maria plus mais entretint des relations dans la plupart des endroits où il passait. Son talent à la guitare et sa qualité vocale, acquisent en si peu de temps, firent naître la légende du Crossroad : il aurait rencontré le diable à un carrefour à minuit, et ce dernier lui aurait prit sa guitare et l’aurait accordée, lui donnant la parfaite maîtrise de l’instrument en échange de son âme.

En novembre 1936, il enregistre ses premiers disques avec H.C. Speir (eh oui, le même que pour Skip James et Charley Patton !) à San Antonio, au Texas. Les ventes ne sont pas mirobolantes mais Terraplane Blues devient un petit tube régional (5 000 copies vendues, pour l’époque…), et Johnson semble alors très fier d’avoir enregistré sa musique. On lui accorde une seconde session en juin 1937 à Dallas, au Texas. Il meurt le 16 Août 1938, en n’ayant probablement jamais entendu plus de deux ou trois de ses titres, et devient à lui seul un mythe en ne léguant à la postérité que 29 morceaux.

Sa mort elle-même est partie intégrante de la légende : son succès auprès des femmes aurait rendu un mari jaloux ; ce dernier aurait alors mis du poison dans une bouteille de whisky qu’il tendit à Johnson. Sonny Boy Williamson, harmoniciste de blues présent ce soir-là, l’empêcha alors d’y boire mais Johnson lui rétorqua sèchement : « don’t ever knock a bottle out of my hand ». Peu de temps après, on lui propose une autre bouteille empoisonnée ; au petit matin, il a besoin d’aide pour monter à sa chambre. Il souffre terriblement les trois jours suivants, avant de finalement s’éteindre. Il avait alors 27 ans, faisant de lui l’une des plus vieilles icônes du club des 27.

Keith Richards raconte que la première fois qu’il a écouté Robert Johnson, grâce à Brian Jones qu’il venait de rencontrer, il voulait à tout prix connaître le nom du deuxième guitariste qui jouait avec lui. Il lui fallut un peu de temps avant de se rendre compte que Johnson était seul : « certains rythmes qu’il fait et la mélodie et le chant en même temps, tu te dis que ce gars doit avoir trois cerveaux ! ».

Robert Johnson est certes considéré comme le roi du Delta Blues, mais une oreille avertie s’apercevra que son talent unique émane en grande partie de sa capacité à incorporer différents styles ; du rag-time au jazz, en passant par un blues Chicago ou St-Louis, jusqu’à la Bentonia School de Skip James. A son époque, il était connu pour rejouer presque instantanément un morceau qu’il venait d’entendre ; on parle toujours mieux quand on sait écouter.

Johnson utilisait sa guitare comme une deuxième chanteuse, accordant plus d’importance à la ligne mélodique que les bluesmen du delta jusque là, comme Son House, qui fut pourtant d’une influence notable dans le style de Johnson. Il était également l’un des premiers à jouer la mélodie en même temps que la rythmique, affinant par là considérablement sa musique. Par tous ces aspects, on voit que Robert Johnson n’a pas seulement porté un style à son apogée, il a modelé le traditionnel Delta Blues à travers ses influences et ses innovations, aboutissant à quelque chose d’à la fois achevé et nouveau.

Ses qualités vocales ne sont pas en reste ; en premier lieu, chanter en même temps que les rythmiques parfois complexes qu’il jouait à la guitare n’est pas donner au premier venu. Mais son chant en lui-même est déjà remarquable, à la fois juste et riche, atteignant un large registre. L’une de ses particularités tient dans l’usage de la microtonalité, un détail qui participe probablement à la puissance et la profonde émotion qui émane de sa voix. Tout cela généralement porté par des textes bien plus intéressants que ce qu’on pouvait entendre dans le delta blues à l’époque, à l’image du très beau Love in vain.

 

Les Classiques :

Cross Road Blues : l’imaginaire du carrefour, symbole du choix pour celui qui ne peut plus reculer. Probablement le morceau le plus connu de Robert Johnson, plus de 11 millions de vues sur youtube : peu courant pour un bluesman des années 30. Mais pas étonnant, car l’émotion de ce blues porte très loin, et l’interprétation de Johnson est simplement parfaite, jusqu’à la détresse dans la voix.

Sweet Home Chicago : possible que vous connaissiez tous déjà au moins une version de ce titre, tant ses reprises sont innombrables. Pour autant, je n’en connais aucune égalant celle-ci.

Terraplane Blues : peut-être l’un des seuls titres qu’aura pu entendre Robert Johnson de son vivant, succès local à l’époque du 78 tours. Eric Clapton et Doyle Bramhall II peuvent en témoigner, chanter en même temps que la partie guitare est un véritable tour de force.

Kindhearted Woman Blues : à l’époque face B de Terraplane Blues, c’est aujourd’hui l’un de ses morceaux les plus connus. La première prise contient le seul solo jamais enregistré de Robert Johnson.

Me and the Devil Blues : grand classique, notamment par son allusion au pacte avec le diable. « And I said Hello Satan, I believe it’s time to go ».

Come on in my Kitchen : dérive du Sittin’ on Top of the World de 1930 des Mississippi Sheiks, dont j’ai déjà parlé à plusieurs reprises. La première version est lente et laisse une place importante au silence, le jeu au bottleneck est extrêmement précis. Il s’en dégage un sentiment de solitude comme cristallisé, mais la voix de Johnson doublée du slide lancinant est aussi un appel aux accents langoureux, voire érotique pour certains commentateurs. La seconde version est plus rapide et énergique, les phrasés slide plus vifs, la rythmique blues plus marquée. Beaucoup de morceaux nous sont parvenus en deux versions différentes, mais peu présentent une différence d’interprétation si grande.

If I had possession over judgment day : un blues traditionnel du Delta, pour la première fois enregistré en 1929 par Hambone Willie Newbern sous le titre Roll & Tumble Blues, sous lequel il est plus connu. Johnson adopte effectivement un style plus sonore, et pour autant toujours raffiné : jugez la précision mélodique et rythmique des phrasés slide.

Rambling on my Mind : dans la plus pure tradition du delta blues. L’accordage lui permet de jouer des triplets au slide en même temps qu’un shuffle classique dans les basses, une technique dont s’inspirera plus tard Elmore James pour sa reprise de Dust my Broom.

 

L’influence de Son House :

Après une courte carrière de pasteur, Son House décide de se consacrer au blues à 25 ans, et forme immédiatement son style en jetant dans sa musique toute l’énergie de ses sermons, lui procurant cette intensité qui l’a rendu si célèbre. Pour que vous voyiez rapidement ce style et à quoi il ressemble, une petite vidéo où il interprète son morceau le plus connu, Death Letter blues (dont est dérivé le Special Rider blues de Skip James).

Preaching Blues (Up Jumped the Devil) : certes plus rapide que la version de Son House, mais pour autant la référence est directe.

Walking Blues : de même, de Son House c’est l’énergie et l’intensité qui refont surface. Mais Robert Johnson n’oublie jamais de raffiner son jeu, et il en fait à mon sens l’une de ses pièces les plus abouties.

 

L’influence de Skip James :

Je crois que les présentations vous ont déjà été faites, pas de raison de s’y attarder donc. Deux titres à mettre en relief, outre la première prise de Come on in my kitchen :

32-20 Blues : hommage au piano-blues 22-20 Blues. Robert Johnson fait ressortir le côté dansant et décousu du piano de Skip James en l’adaptant en un blues rythmé aux allures de ragtime.

Hellhound on my trail : certainement l’un des morceaux les plus hantés de Johnson. Bien que ce ne soit pas une reprise de Skip James, c’est de loin celui où son influence est la plus prégnante, aussi bien dans l’accompagnement guitare que dans le falsetto de la voix. Devil got my woman n’est pas loin…

 

Johnson et le rock & roll :

Beaucoup sont ceux qui voient dans un titre ou l’autre de blues la naissance du rock & roll, ce qui je crois ne se rapporte qu’à une écoute erronée et hors contexte. En revanche le rock & roll est pour sûr le descendant direct du blues, et dans ses origines Robert Johnson tient une place incontestable. Le Rock & Roll Hall of Fame y a introduit quatre titres, pour leur influence ayant formé le genre : Sweet Home Chicago, Cross Road Blues, Hellhound on my Trail et Love in Vain. Voici quelques autres pistes :

Stop Breakin’ Down : un morceau boogie au tempo rapide et marqué. Pour Marc Meyers du Wall Street Journal, c’est un morceau « tellement en avance sur son temps qu’il aurait pu être une démo rock de 1954 ».

Travelling Riverside Blues : repris par Led Zeppelin dans leur live BBC Sessions. La première fois que Peter Guralnick, biographe de Robert Johnson, entend Led Zep chanter « you can squeeze my lemon ’til the juice run down my leg », il a du mal à croire que des paroles aussi évocatrices, et donc dans l’esprit, aussi rock, proviennent d’un vieux chanteur de blues des années 30…

I Believe I’ll Dust my Broom : Elmore James en a fait une version très connue en 1951, accompagné de Sonny Boy Williamson II à l’harmonica -qui, je le précise, n’a en réalité rien à voir avec l’harmoniciste présent le soir de la mort de Robert Johnson.

They’re Red Hot : un des rares morceaux de Johnson a ne pas être construit comme un 12-bar blues, il se rapproche beaucoup plus d’un ragtime. Parmi les artistes les plus célèbres l’ayant repris, citons les Red Hot Chili Peppers, Eric Clapton, et en 2011 Hugh Laurie dans une version assez courte.

Last Fair Deal Gone Down : un peu comme pour Stop Breakin’ Down, un dernier vers qui prend des airs de refrain ; une rythmique un peu hachée, éloignée de ce qu’on attend d’un blues dans le delta.

 

Johnson, écrire le Blues :

Pour citer Bill Ferris : « Robert Johnson, je le vois comme je vois les poètes romantiques britanniques Keats et Shelley, qui ont brûlé vite, qui étaient des génies de la poésie à leur façon de forger les mots. »

Stones in my passway :

I got stones in my passway

and my road seem dark as night

I got stones in my passway

and my road seem dark as night

I have pains in my heart

they have taken my appetite

I have a bird to whistle

and I have a bird to sing

Have a bird to whistle

and I have a bird to sing

I got a woman that I’m lovin’

boy, but she don’t mean a thing

My enemies have betrayed me

have overtaken poor Bob at last

My enemies have betrayed me

have overtaken poor Bob at last

An’ ‘ere’s one thing certainly

they have stones all in my pass

Now you tryin’ to take my life

and all my lovin’ too

You laid a passway for me

now what are you tryin’ to do

I’m cryin’ please

plea-ease let us be friends

And when you hear me howlin’ in my passway, rider

plea-ease open your door and let me in

I got three legs to truck home

boys, please, don’t block my road

I got three legs to truck home

boys, please don’t block my road

I’ve been feelin’ ashamed ’bout my rider

 babe I’m booked and I got to go

 

From Four Till Late :

From four until late

I was wringin’ my hands and cryin’

From four until late

I was wringin’ my hands and cryin’

I believe to my soul

that your daddy’s Gulfport bound

From Memphis to Norfolk

is a thirty-six hours’ ride

From Memphis to Norfolk

is a thirty-six hours’ ride

A man is like a prisonier

and he’s never satisfied

A woman is like a dresser

some man always ramblin’ th’ough its drawers

A woman is like a dresser

some man’s always ramblin’ th’ough its drawers

It cause so many men

wear an apron overhall

From four until late

she get with a no-good bunch and clown

From four until late

she get with a no-good bunch and clown

Now, she won’t do nothin’

but tear a good man’ reputation down

When I leave this town

I’m ‘on’ bid you fare, farewell

And when I leave this town

I’m gon’ bid you fare, farewell

And when I return again

you’ll haver a great long story to tell

Love in vain :

And I followed her to the station

with my suitcase in my hand

And I followed her to the station

with my suitcase in my hand

Well, it’s hard to tell, it’s hard to tell

when all your love’s in vain

All my love’s in vain

When the train rolled up to the station

I looked her in the eye

When the train rolled up to the station

I looked her in the eye

Well, I was lonesome, I felt so lonesome

and I could not help but cry

All my love’s in vain

When the train, it left the station

with two lights on behind

When the train, it left the station

with two lights on behind

Well, the blue light was my blue

and the red light was my mind

All my love’s in vain

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