De la force vitale comme dépassement de l’individu

Version diffusable : De la force vitale comme dépassement de l’individu

        Aristote, IVe siècle avant J.-C. : un caillou à sa droite, un mouton à sa gauche. Qu’est-ce qui diable les différencie ? D’où vient ce qu’on distingue instinctivement comme « la vie » ? Pour lui, tout réside dans l’âme : un être vivant est un être animé (de anima, âme en latin). Mais ce n’est pas tout. Cassez le caillou en deux : vous voilà avec deux cailloux. Coupez une patte à votre mouton : vous voilà avec un ovin bien mal en point. Et pour cause, un mouton est un holon, un tout, un système autonome qui n’a pas de sens en pièces détachées.

       Ce qui ne n’empêche pas Aristote de penser que les animaux et les plantes sont formés de briques élémentaires, de peu d’éléments se répétant pour dessiner jusqu’à la complexité d’un mouton…

 

La cellule et l’individu :

       Alors reprenons à l’échelle où tout à commencé. Nous sommes en 1665 quand pour la première fois, Hooke observe ce qu’il nommera des cellules ; ironiquement, il a découvert la plus petite unité structurelle et fonctionnelle du vivant en observant un tissu mort, le liège. Mais qu’importe, nous y voilà : moins de deux siècles plus tard, la théorie cellulaire a pris forme, et son premier axiome de proclamer : tous les êtres vivants sont formés de cellules. Une chose à en dégager sans attendre : l’organisme est unité, qu’il soit unicellulaire ou pluricellulaire. De la même manière qu’une bactérie est un être vivant dans son entièreté -indivisible sous peine d’en perdre l’essence animée-, une baleine est l’expression de cette même entièreté, plus guère vivante si on lui ôte une partie d’elle-même. Oui, d’elle-même : rien ne semble rapprocher les cellules de son cerveau de celles de sa peau, mais elles font pourtant partie du même soi.

      Comment est-on passé d’une structure unicellulaire se suffisant à elle-même, à des organismes pluricellulaires complexes et intègres ? Comment, en d’autres termes, l’individuel s’est confondu avec le pluriel ?

       Pour commencer, toutes les cellules de votre corps respirent ; de la même manière que vous avez un organe dévolu à cette fonction : vos poumons, vos cellules ont une organite : la mitochondrie. Or, il fut un temps, antédiluvien, où la seule forme de vie était procaryote -le type de cellule des bactéries. Mais plus le nombre de cellules augmentait, plus les ressources diminuaient… Et certaines, pour palier à cette carence, inventèrent donc la photosynthèse oxygénique ; leur apparition eut pour conséquence d’augmenter la teneur en oxygène de l’atmosphère. Et l’oxygène, le saviez-vous, est extrêmement réactif, autrement dit : toxique. Trois alternatives se présentent alors aux organismes vivants : mourir ; l’éviter en le neutralisant ou en se cachant ; et ce qui nous intéresse, utiliser sa réactivité pour former de l’énergie, c’est-à-dire respirer.

      Certaines bactéries y sont parvenues, et certaines ont joué les profiteuses : elles ont avalé les premières, mais sans les digérer, les laissant respirer pour elles. La cellule eucaryote est née, de par cette endosymbiose initiale : la bactérie capable de respirer est devenue la mitochondrie de l’autre cellule. Rien à voir avec notre propre multicellularité, mais l’évènement est déjà notable quand on sait que quelques temps après, la majorité du génome de la bactérie gobée -la mitochondrie- a été transféré au noyau de la cellule hôte ; dans le monde vivant, perdre son patrimoine génétique, c’est perdre son individualité.

     Et la nôtre de multicellularité alors ? On sait qu’elle est apparue de multiples fois au cours de l’évolution, et qu’elle a donc représenté un avantage sélectif fort. En effet, tout commence avec le passage de cellules qui produisent leur propre matière organique, à des cellules qui doivent prélever leur matière organique dans le milieu extérieur, autrement dit se nourrir. Cette transition conduit vite à l’apparition de cellules prédatrices, comme les amibes, qui vont chercher à se nourrir d’autres cellules.

       Une fois ce premier pas franchit, tout s’enchaîne : la taille devient critique, la proie grossissant pour ne pas être mangée, et le prédateur grossissant pour pouvoir continuer à la manger. Et ainsi de suite, jusqu’à atteindre les limites physiques à la taille d’une cellule1. Dès lors, un seul moyen pour continuer à grossir : se regrouper avec ses copines. D’abord sous forme de colonies, où toutes les cellules sont identiques, puis -enfin !- en une vraie forme multicellulaire, c’est-à-dire comprenant au moins deux types cellulaires différents (initialement, des cellules germinales au centre pour ne pas réduire la mobilité de la colonie assurée par des cellules avec des flagelles en périphérie : basique). Patientez encore un peu, le temps pour d’autres types cellulaires de s’installer, et… tadam ! Voilà notre baleine toute entière !

      Pour bien comprendre ce qui se joue dans ce processus fascinant, prenons un exemple un peu particulier : Dictyostelium discoïdum. Derrière ce nom barbare se cache une amibe tout ce qu’il y a de plus unicellulaire. Oui mais voilà, une fois boulottées toutes les bactéries autour d’elle, et qu’il n’y a plus rien à se mettre sous la dent, elle commence à avoir faim… Cette situation de stress alimentaire va conduire cette amibe à contacter toutes ses congénères alentours, qui vont se regrouper en une sorte de grosse limace informe qu’on appelle plasmode. Cette « limace » va se déplacer jusqu’à un endroit plus favorable, solide et sec… Et se déroule alors un phénomène unique dans le monde vivant : toutes ces petites amibes, organismes unicellulaires, chacune initialement animée de la même pulsion de survie, vont toutes ensembles former un organisme pluricellulaire, une sorte de plantule avec des cellules formant un socle, d’autres la tige, et enfin les dernières une boule remplit de spores, disséminés par le vent. Et c’est bien là tout l’objectif de l’aventure : que les amibes de la boule se différencient en spores pour que la population se disperse et colonise d’autres lieux plus favorables.

       Autant être clair : toutes celles constituant le socle et la tige se sont sacrifiées. Elle se sont sacrifiées, en un sens, pour l’organisme pluricellulaire qu’elles ont formées, mais surtout, elles se sont sacrifiées pour un organisme d’un niveau encore supérieur : leur population, leur espèce. Abandonnée leur survie égoïste, laissée derrière leur individualité : les voici conscientes que chacune d’elle possède le potentiel pour composer un dessein plus grand encore.

 

L’individu et l’espèce :

       Revenons maintenant au XIXe siècle et à l’élaboration de la théorie cellulaire. On a vu les formidables implications qui découlaient de son premier axiome. Son deuxième axiome, qu’on doit à Virchow, nous dit ceci : toute cellule est issue d’une autre cellule. Et en effet, les cent mille milliards de cellules qui constituent votre corps proviennent toutes d’une seule et unique cellule-oeuf, qui elle-même est le produit des deux gamètes de vos parents, eux-mêmes issus de leur cellule-oeuf initiale, etc.

    Toute cellule est issue d’une autre cellule, donc ; on touche là à l’une des caractéristiques fondamentales du vivant : la reproduction. Montons un peu dans cette échelle biologique, et concentrons-nous sur un groupe certes minoritaire mais qui parlera à tout le monde : les animaux.

      On l’a vu, un tel organisme est un système intègre et autonome, mais également ouvert sur son environnement. Son objectif dans la vie : produire de l’énergie. On peut ainsi décliner tout un ensemble de fonctions qu’il se doit d’assurer pour fonctionner : respirer, s’alimenter, distribuer la matière organique partout et à tout moment dans son organisme, éliminer les déchets produits… Jusqu’à la locomotion, pour trouver à manger ou bien ne pas être soi-même une proie. Tout cela pour terminer sur LA fonction reine : la reproduction.

     Étrange finalité en vérité, pour un animal aussi obsédé par sa propre survie et sa production énergétique, qu’une fonction qui non seulement ne lui apporte rien, mais qui de plus représente une dépense d’énergie folle. C’est qu’en réalité, la reproduction est la seule fonction n’étant pas essentielle à l’individu, mais à la population ; qui ne voit pas, dans ce subit retournement de situation, un peu du scénario de la cellule s’abandonnant à l’organisme pluricellulaire qu’elle constitue ? Car la logique de cette force vitale ne s’arrête pas aux frontières qui nous paraissent tangibles, celles de l’individu animal ; c’est la vie elle-même qui veut se perpétuer. « Ce sont les organismes qui meurent, pas la vie », nous affirme justement Deleuze.

     C’est qu’en effet, nous n’avons pas tant de mal à visualiser le saut d’échelle d’une cellule à un organisme pluricellulaire, ce que précisément nous sommes, et ce à quoi notre conscience a tendance à se limiter. Plus difficile est le bond suivant, qui amène à considérer l’espèce comme un supra-organisme, où chaque individu est une composante de l’individu de niveau supérieur.

      Et pourtant, si nous sommes tous investis du même vitalisme que réclamait Nietzsche, si pour chacun d’entre nous la force vitale et le mouvement originel qu’elle représente doit primer sur tout autre principe, ne devrions-nous pas inclure dans notre liberté et notre vitalité propre l’humanité entière ? Car finalement, en veillant sur l’intégrité du supra-organisme qu’est notre société, c’est sur chaque homme que l’on veille. C’est par le politique, dans le beau sens du terme s’il vous plaît, que l’on réconcilie au mieux l’individu avec la société dont il est la composante.

       Ce qui est questionné ici n’est autre que notre rapport à l’individualité. Ou plus exactement, notre détachement vis-à-vis d’elle. Comme on l’a vu à l’échelle de la cellule, aller de l’avant a nécessité de mettre à plat le paradigme de cette individualité, pour en mettre une plus large en place ; revenus à « notre » échelle, est-il vraiment si difficile de poursuivre l’ouverture de l’égo, et de cesser de nier que l’individu se meurt lorsqu’il s’isole de l’équilibre du Tout ?

 

De l’équilibre dans la diversité :

        Une chose importante à saisir, c’est qu’ouvrir son égo ne veut pas dire le perdre. C’est avant tout un mouvement de la conscience, qui doit cesser de se percevoir comme une entité coupée du monde extérieur et des milliards de tensions vitales qui la traversent à chaque instant. Notre corps est composé d’environ 1014 cellules, ce qui en soit est déjà, au vu de la complexité de l’ensemble, un bel exemple de l’équilibre intrinsèque à tout organisme pluricellulaire ; mais notre corps abrite également 1015 bactéries… Eh oui, regardez votre voisin : il y a sous vos yeux plus de bactéries que de cellules composant son corps ! Et évidemment aucune n’est pathologique, dans les conditions naturelles en tout cas2.

       Les symbioses ne sont pas quelques cas isolés dans le règne vivant ; elles sont la norme. Des plus connues, comme le lichen (entre un champignon et une algue), aux plus extrêmes comme cet acacia incapable de survivre sans une certaine espèce de fourmis, elles ont marqué l’évolution des espèces d’une manière bien plus prégnante qu’on le pense. La nécessité pour les fleurs de la pollinisation par les insectes a orienté une foule de caractères, de leur couleur à la disposition des organes floraux, et ce pour la quasi totalité des espèces entomophiles ; et en retour les insectes pollinisateurs redoublent tous d’inventivité dans leurs adaptations pour atteindre le précieux nectar.

       Car si une symbiose peut aller jusqu’à la fusion effective (souvenez-vous, l’apparition de la cellule eucaryote…), son influence -sans pour autant être moindre- peut tout à fait s’arrêter à quelques adaptations mutuelles : c’est le principe de co-évolution. La relation entre ces symbiotes n’en est pas moins singulière, dans la mesure où ils deviennent aussi indispensables l’un à l’autre que les cellules de l’épiderme caudal de la baleine le sont à ses neurones.

      Et c’est là où ces symbioses nous font comprendre quelque chose de plus grand encore : une relation singulière, vraiment ? Finalement, l’évolution toute entière n’est qu’une co-évolution plus ou moins diffuse, avec trop de symbiotes pour en percevoir la marche résolue. Et pourtant, un principe est roi, bien que passif : l’équilibre. Où l’individu ne s’est pas oublié, mais simplement connait sa place dans l’échiquier du Tout.

    Ainsi l’individu se dépasse, mais ne s’oublie pas. Car en effet, par dépassement on entend couronnement, et l’on ne couronne pas ce que l’on veut abolir ou réfuter. L’une des conceptions évolutionnistes les plus récentes éclaire considérablement cette notion : la sélection de parentèle. C’est en 1964 qu’Hamilton publie cette théorie, qui tend à expliquer les comportements altruistes entres organismes, et notamment au sein des sociétés animales. En deux mots, les individus adoptent un comportement qui augmente l’aptitude reproductive d’individus qui leur sont génétiquement apparentés. Inutile de rentrer dans les détails, surtout que les mécanismes sont encore assez mal connus ; mais cette théorie a bien été expérimentalement prouvée, et d’ailleurs a même son importance dans la reproduction de notre ami Dictyostelium discoïdum3.

      Le plus intéressant ici, c’est ce nouvel élément qui nous ramène au dépassement de l’organisme animal comme ultime limite à son individualité. La sélection de parentèle rend cette frontière de l’individu plus floue ; chaque être vivant a la conscience que s’il s’oppose aux autres sous certains angles, de l’autre côté de la balance il partage également énormément ; c’est sous cette vision que l’altruisme apparaît, car en participant à la survie de l’autre, c’est à un peu de lui-même qui survit. Et même à une échelle inter-spécifique, certaines choses sont révélatrices : n’éprouvons-nous pas une plus grande empathie pour les animaux phylogénétiquement proches de nous comme les dauphins ou les chiens, que pour les araignées ou les lombrics ?

 

     L’individu est donc de ces notions de cécité, où le flou n’a d’égal que l’aveuglement. Il en serait peut-être autrement si sa proportion fractale n’était plus mise au rebut. S’il est une chose à retenir, c’est que la pulsion de vie n’est pas le nerf de la guerre des espèces, mais bien l’intime moteur de l’équilibre du vivant.

       La biosphère toute entière n’est qu’une seule et même déflagration vitale, au milieu de laquelle tout organisme ne peut faire mieux que jouer son rôle pour participer à l’équilibre de l’ensemble. Souvenons-nous où nous sommes, pour mieux ressentir qui nous sommes.


        1 : pour ceux que ça intéresse, c’est une histoire de maths. Ce qui compte pour une cellule, c’est son rapport surface/volume. La surface est ce qui est en contact avec le milieu extérieur et qui permet l’échange, l’apport de molécules utiles au fonctionnement du reste de la cellule, c’est-à-dire du volume qui consomme. Or, la surface augmente avec le carré de sa taille, tandis que le volume augmente au cube, donc plus vite. En conséquence, plus une cellule grandit, plus sa surface d’échange devient insuffisante pour satisfaire aux besoins grandissants de son volume. Voilà pourquoi, passé un certain stade, elles préfèrent, pour continuer à grossir, se mettre à plusieurs plutôt que de continuer toutes seules…

     2 : en effet, les antibiotiques par exemple ont la fâcheuse conséquence de supprimer également les bactéries qui n’ont rien demandé à personne. Ainsi, en libérant des niches dans les lumières de notre organisme, d’autres pathogènes peuvent s’installer, voire même des bactéries commensales qui en proliférant deviennent pathogènes…

        3 : il se trouve que dans la structure pluricellulaire reproductrice (socle – tige – capsule), rappelons-le, les cellules de la tige s’éteignent sans se perpétuer. En conséquence, plus les individus d’une colonie sont génétiquement proches, plus ils seront prêts à se sacrifier, par altruisme, pour les membres de la capsule : on observe dans ce cas une longue tige comparativement au corps fructifère. A l’inverse, mélangez deux cultures d’amibes différentes, vous observerez des tiges considérablement réduites par rapport à la capsule, car peu d’amibes accepteront de se sacrifier pour des congénères qu’elles ne reconnaissent pas.

 

      Note importante : je n’ai nullement cherché dans l’article ci-dessus à ériger une pseudo-science où la sociologie serait une nouvelle fois tristement mariée à la biologie, dans la veine du regrettable courant du darwinisme social par exemple. A partir d’un socle scientifique, je me suis basé sur les conceptions actuelles du vivant pour en tirer un sens d’ordre purement spirituel, et montrer à quel point une philosophie comme le vitalisme (de Nietzsche à Deleuze en passant par Bergson), et ses concepts intrinsèques tels que la liberté, le mouvement et l’équilibre, se confirme finalement dans le fait même qu’elle n’est qu’une relecture de la vie et de sa logique première.

       Et, avant tout, lancer une réflexion sur l’individualité et son dépassement à partir de notions parfois certes ardues mais qui m’ont parues porteuses de sens…

 

 

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